Félix Vallotton est un peintre et graveur, écrivain parfois, né en Suisse, à Lausanne, en 1865, mort en 1925 à Paris. Ayant accompli l’essentiel de son œuvre en France, où il s’établit dès 1882, il est assimilé au groupe des nabis, celui de Pierre Bonnard et d’Edouard Vuillard. Très proche de ce dernier, il devient, à partir de 1893, familier du milieu de la Revue Blanche et de la galerie Bernheim, au point d’épouser en 1899 Gabrielle Rodrigues-Henriques, née Bernheim. En 1917 encore, on l’invite à peindre la guerre en compagnie de Bonnard, Vuillard et Maurice Denis, ses camarades de toujours.
Aussi connaît-on et reproduit-on ceux de ses travaux qui relèvent de ce style : des peintures japonisantes, où la perspective se tord étrangement et où les corps sont coupés par le bord de la toile, et des gravures sur bois stylisées en grands aplats noirs traversés par des lignes blanches sinueuses. Dans ces planches, il tient la chronique de la vie contemporaine : vie publique côté grands magasins, exposition universelle et manifestations de rue ; vie privée côté intimité, adultères bourgeois et crimes passionnels. Les xylographies de C’est la guerre ! en 1915-1916 reprennent cette formule et en exaspèrent la violence.
60 GRAVURES
Ces gravures, 60 en tout, figurent dans la rétrospective qui se tient au Grand Palais, la première de cette ampleur à Paris, mais non en France, puisque le Musée des beaux-arts de Lyon lui a rendu hommage en 2001. Qu’on les voie pour la première fois ou qu’on les revoie, leur acuité et leur force de pénétration demeurent inchangées. Ce sont des radiographies du présent, claires, nettes, irréfutables.
110 TOILES
Mais elles ne sont pas toute l’œuvre, et peu des 110 toiles exposées leur sont apparentées. Quand il peint, Vallotton n’a pas une formule, mais plusieurs, souvent expérimentales, désaccordées, parfois extravagantes. Elles le sont tant que l’exposition ne sait comment les ordonner et que le découpage en chapitres intitulés “Idéalisme et pureté de la ligne”, “Opulence de la matière” ou “Erotisme glacé”, éclaire peu le visiteur.
Vallotton paraît obsédé par un désir et une volonté irrésistibles: peindre ce qui est le plus difficile ou le plus risqué de peindre. Quand il se fait paysagiste, il choisit lecoucher du soleil sur la mer, au mépris du chromo, ou l’averse qui entre dans le champ du regard, motif de cinéma. Il n’évite pas le clair de lune et les ombres trop sombres projetées sur le sol par un soleil trop vif.
Chaque fois, il devrait être écrasé par le stéréotype. En le portant à son paroxysme par un dessin continu et impitoyable, et par des couleurs crues, vivement opposées, il s’en tire. Car il n’est plus alors paysagiste au sens impressionniste du terme, mais dans un sens conceptuel : il peint au second ou au troisième degré des images, lourdes de références et d’allusions à l’histoire de l’art et à ses contemporains, les impressionnistes justement.
DES NUS AUX POSES OUTRÉES
Il n’est ni plus aimable, ni plus simple, ni plus direct quand il fait du nu, d’après modèle, mais surtout avec Cranach, Holbein, Ingres, Manet, Courbet, Degas et la photographie. Il prend à celle-ci des poses, outrées, souvent exhibitionnistes. Il leur inflige des carnations tantôt marbrées de verts ou de bleus morbides, tantôt grises, tantôt trop rose ou jaune citron. Ames sensibles s’abstenir.
Il ajoute des allusions scabreuses, rougeurs suspectes, chats et chattes, jeu de dames. Les hanches d’une fille agenouillée, nue, devant une salamandre – pas le reptile, l’instrument de chauffage – ont la même forme que ce récipient où brûle un feu rougeoyant. Son Etude de fesses prête peu à la contemplation. Le système pileux du Nu à l’écharpe verte et de la Femme couchée sur fond violet se voit aussi bien que les plis de cellulite des modèles se reposant sur un lit.
Surcroît de réalisme parfois, irréalisme complet ailleurs : Vallotton ne cesse dechercher comment échapper aux habitudes, aux règles, aux grands maîtres. Il y a du Duchamp chez lui : le Duchamp du mannequin étalé sur le dos d’Etant donnés, trop vrai et trop faux simultanément.
Du reste, on pense souvent à Duchamp qui, comme Vallotton, pousse la peinture à l’extrême limite de ses possibilités, sinon au-delà. En 1893, Vallotton essaie de représenter le mouvement de la valse par des courbes et un poudroiement de touches colorées. Mais comment peindre le mouvement et la musique ? Et comment peindre un plongeur en train de tomber ou le jaillissement de l’eau ? Ces problèmes insolubles sont traités dans Baignade à Etretat, œuvre extravagante et passionnante de 1899, l’une des découvertes de l’exposition.
COMMENT REPRÉSENTER LES FUMÉES?
Celle-ci finit sur les problèmes les plus difficiles que cet entêté s’est posés quand il aurait été si commode de les esquiver. L’un a fait capituler la plupart de ses amis nabis, promus avec lui peintres de la première guerre mondiale: comment représenter les explosions d’obus et les fumées, les gaz, la mitraille ?
Verdun, qui date de 1917, est sa réponse, imprégnée de photographie, de cinéma et de futurisme. Au même moment, Bonnard ou Denis abandonnent, vaincus par ces motifs que l’oeil peut à peine capter.
L’autre problème relève de l’histoire de la peinture et de la culture européennes : peut-on encore, au XXe siècle, faire de la peinture mythologique ? Femme nue lutinant un Silène, Andromède debout et Persée, et surtout les indescriptiblesPersée tuant le dragon, de 1910, et Orphée dépecé, de 1914, n’hésitent devant aucune outrance ni aucune bizarrerie. Les postures équivoques d’Andromède, la fureur cruellement jouissive des Ménades, le grotesque des héros mâles mettent mal à l’aise ou font rire – du rire de la gêne. Ce sont des peintures épouvantables, de mauvais goût, de méchanceté, de bouffonnerie.
La culture antique et néoclassique y est bien plus que compromise : ridiculisée. Echec ? Complet succès à l’inverse. Ces scènes de meurtre, de torture et de viol redeviennent alors ce qu’elles avaient cessé d’être au fil des générations d’écoles et de peintres : de sales histoires de meurtre, de torture et de viol. Toute considération de style, de goût ou de séduction abandonnée, il ne reste que le sujet dans sa crudité sexuelle – exactement comme dans ses chroniques de la vie bourgeoise. Vallotton n’est décidément pas pour rien le contemporain de Freud.
Grand Palais Exhibition: Félix Vallotton : Le feu sous la glace glace
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