Je voudrais que tu viennes me rejoindre par un soir d’hiver et que, serrés l’un contre l’autre, contemplant l’obscurité de la rue déserte et glacée, nous nous rappelions ces autres hivers fabuleux où nous vivions ensemble, sans le savoir. Nous allions alors toi et moi par les mêmes sentiers enchantés, d’un pas timide, au milieu des forêts infestées de loups, et les farfadets nous épiaient au travers des ramées de lierre qui tombaient d’une tour, encerclée de volées de corbeaux. Là, ensemble sans en rien savoir, nous portions peut-être le même regard vers cette vie mystérieuse qui nous attendait. En ce lieu, pour la première fois, palpitaient en chacun de nous de tendres et fougueux désirs… « Te souviens-tu?» nous demanderions-nous l’un à l’autre, en nous serrant doucement l’un contre l’autre, dans la tiédeur de cette chambre, et tu me sourirais, confiante, tandis qu’au-dehors les tôles secouées par le vent vibreraient en sourdine. Mais- j’y pense maintenant – tu ne sais rien des fables antiques, des rois légendaires, des ogres et des jardins secrets. Tu n’es jamais passée, émerveillée, sous ces arbres magiques qui parlent avec des voix humaine; tu n’es jamais venue frapper au porche des châteaux déserts; tu n’as jamais couru dans la nuit vers une lueur inaccessible; tu ne t’es jamais endormie sous les étoiles d’Orient, bercée par le balancement d’une pirogue sacrée. Contre la fenêtre, en cette soirée d’hiver, nous resterions sans doute muets, moi me perdant dans mes fables anéanties, toi avec d’autres songes dont j’ignore tout. Je te demanderais: «Te souviens-t?» mais toi, tu ne te souviendrais pas.
Je voudrais aussi me rendre avec toi en plein été dans une vallée solitaire, riant sans cesse de tout et de rien, explorant les secrets des buissons, des chemins poussiéreux, des maisons abandonnées. Nous arrêter sur le pont de bois pour contempler l’eau qui passe; écouter contre les poteaux télégraphiques cette longue, interminable histoire qui vient du bout du monde et dont on se demande où elle pourrait finir. Et cueillir les fleurs des prés et là, étendus sur l’herbe, dans le silence inondé de soleil,observer l’immensité du ciel, les petits nuages blancs qui le parsèment et la cime des montagnes. Tu t’écrierais: «Que c’est beau!» Tu n’aurais rien d’autre à dire que cette banalité tant nous serions heureux; notre corps aurait oublié le poids des ans, nos âmes auraient retrouvé leur fraîcheur, comme si elles venaient à peine d’éclore.
Mais toi – j’y pense maintenant – tu regarderais alentour sans comprendre, tu t’arrêterais j’en ai bien peur pour examiner anxieusement un de tes bas, tu me demanderais une autre cigarette, impatiente du retour. Et tu ne me dirais pas « que c’est beau!» mais d’autres pauvres riens sans aucun intérêt pour moi. Parce que malheureusement c’est ainsi que tu es faite. Et nous ne serions ni l’un ni l’autre heureux, pas même pour un petit instant.
C’est inutile. Peut-être toutes ces pensées ne sont-elles qu’élucubrations et toi meilleure que moi, n’exigeant pas autant de la vie. oui, tu as peut-être raison et ce serait folie que d’essayer.
Dino Buzzati; Requêtes superflues
L’œuvre littéraire de Dino Buzzati renvoie pour une part à l’influence de Kafka par l’esprit de dérision et l’expression de l’impuissance humaine face au labyrinthe d’un monde incompréhensible, mais aussi au surréalisme comme dans ses contes où la connotation onirique est très forte. Son œuvre peut aussi être rapportée au courant existentialiste représenté par Jean-Paul Sartre dans La Nausée (1938) et Albert Camus dans L’Étranger (1942), pour ne citer que ces œuvres majeures contemporaines du Désert des Tartares. Enfin, ce roman au succès mondial qui décrit un « présent perpétuel et interminable » peut être rapproché de deux grands classiques modernes : Les Choses de Georges Perec et La Montagne magique de Thomas Mann.
Une sensibilité judéo-chrétienne empreinte de sympathie pour tous les humbles et les faibles, mais aussi de compassion pour la méchanceté elle-même (non sans révolte pour ses victimes toutefois – voir L’Œuf) s’en dégage très souvent.
Son œuvre picturale oscille entre surréalisme et peinture métaphysique. La série d’ex-voto imaginaires de l’album P.G.R. (Per Grazia ricevuta)en est un exemple par ses réalisations graphiques.
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